Traverser la montagne

wdngfrnc_newlogo Traverser la montagne – Dan Docherty

Traverser la montagne est un euphémisme utilisé par les Chinois pour parler de quelqu’un, généralement un ami, qui est décédé. Dans la Chine ancienne, quand un ami prenait la route de la montagne, il y avait de fortes risques pour qu’on ne le revoie jamais, même si son souvenir continuait de vivre dans la pensée de ceux qui l’avaient connu. Certains pensent que les arts martiaux sont une affaire de techniques de combat. Ils se trompent. Les arts martiaux sont une affaire de personnes. Depuis le début du nouveau millénaire comme on l’appelle, de nombreux artistes martiaux, connus et moins connus, ont traversé la montagne. En Grande-Bretagne, nous avons vu partir Danny Connor et Gary Spiers, deux personnalités très différentes, mais influentes chacune à sa manière dans le domaine des arts martiaux en Grande-Bretagne.

Je n’ai jamais rencontré personnellement M. Spiers, mais je l’ai vu à l’oeuvre en 1971 à Glasgow au cours de ce qui fut je crois la première rencontre anglo-écossaise de karaté et qui se termina par la victoire de l’Ecosse. Même pour un débutant comme moi, Gary Spiers sortait du lot par son usage peu orthodoxe des techniques de combat. Il y a quelques années, j’ai été présenté à Danny à Manchester par son vieil ami et élève pratiquant de tai-chi, Chris Thomas. Danny Connor était lui aussi peu orthodoxe, mais cela se manifestait davantage dans sa manière de traiter les affaires et dans ses relations avec autrui. Récemment Bruce Frantzis me racontait au cours d’un dîner (on était dans un restaurant hollandais et Bruce mange trop pour mes moyens, alors que je bois trop pour les siens) qu’en 1987 Danny avait essayé d’orchester un conflit entre nous, en grande partie peut-être à des fins d’amusement personnel.

Seuls les bons meurent jeunes, dit-on. Tout bien considéré, quoique aucun de ces deux hommes ne puisse être considéré comme un citoyen modèle par notre Premier Ministre bien-pensant et notre sévère Ministre de l’Intérieur, chacun a fait plus de bien que de mal dans sa discipline respective, ainsi que leurs nombreux amis l’affirment. Yen Lo Wang, Juge Suprême des âmes défuntes, les laissera peut-être nous revenir bientôt, quoique sous une forme différente.

A Hong Kong, deux membres de la famille de tai-chi de mon maître ont récemment traversé la montagne. Tous deux étaient à l’origine des réfugiés pauvres qui avaient fui la Chine communiste dans l’espoir de refaire leur vie à Hong Kong. De nombreux Occidentaux n’ont pas la moindre idée des vicissitudes qu’ont subi et que continuent de subir les gens à maints endroits de la Chine. Laissez-moi vous expliquer.

La première des deux réfugiés se fit engager comme servante sous contrat, une sorte d’esclave en réalité, puis à force d’observer les autres et en travaillant dur, elle réussit à apprendre le métier de couturière. Plus tard, une fois ses enfants devenus grands, elle s’inscrivit à un cours de tai-chi subventionné par le gouvernement dans son HLM de So Uk où l’un de mes frères cadets en tai-chi enseignait. Elle sympathisa avec nous et cela apporta un grand réconfort à sa vie. Elle apprit la forme longue, l’épée et le sabre et plus tard je lui enseignai un peu de nei-kung. Elle ne pratiqua jamais le côté martial de l’art, mais elle me posait souvent des questions sur le tui-shou et le san-shou. Dans sa pratique du tai-chi, elle avait pour qualité une extrême souplesse, une souplesse que n’égalera jamais la mienne.

Ma fille l’appelait « Poh poh » (grand-mère). Elle a pratiqué le tai-chi qui était sa passion jusqu’au moment où sa dernière maladie l’en a empêchée. J’ai encore son épée, qu’elle m’a demandé de donner à ma fille le jour où je lui enseignerai cette arme. J’espère pouvoir le faire un jour.

Le second réfugié n’avait lui aussi reçu aucune éducation ou presque. Il tenait une échoppe illégale de nourriture à Taikoktsui, l’un des endroits les plus densément peuplés du globe. Plus tard, il obtint une licence pour son établissement et fit fortune. Pourtant, il souhaitait plus que cela. Alors il prit des cours de tai-chi, devenant ainsi mon frère cadet, quand bien même il avait vingt-quatre ans de plus que moi.

Abstraction faite des faiblesses ordinaires (que je partage avec lui), il combinait l’ambition de la gloire et du prestige avec le handicap de n’avoir pas l’âge et le temps nécessaires pour s’entraîner au plus haut niveau. Il adorait les démonstrations, en particulier celles qui mettaient en avant la capacité, acquise par le nei-kung, d’encaisser coups de poings et coups de pieds. Malheureusement, il aimait aussi les démonstrations d’enchaînements des techniques, où il n’était pas rare de le voir commencer face au public pour finir dos au public.

Notre amitié s’est poursuivie sur plus de vingt ans. Il me demandait toujours de l’emmener dans mes stages à travers l’Europe et je cherchais toujours des excuses pour me défiler, mais nous avons partagé beaucoup de bons moments dans les compétitions. En Malaisie en 1980, il fut un soutien précieux pour moi et pour notre frère, Tong Chi-kin, dans nos combats respectifs. Plus tard, il vint à Taiwan soutenir mes étudiants. C’est pourquoi c’est à lui, Cheng Kam, et non à quelque grand maître, que j’ai demandé d’écrire la préface de mon livre Complete Tai Chi Chuan, ouvrage qui comporte plus de photos de lui que de n’importe lequel de mes amis.
Tout comme de nombreuses personnes de ma connaissance ont traversé la montagne, de nombreux arts martiaux chinois traditionnels ont en partie ou complètement entrepris la traversée. Dans un article futur, je vous parlerai de mes visites récentes au Mont Wudang et au Temple Shaolin du nord.

Traduction de l’anglais de Ladan Niayesh

Wudang Tai Chi Chuan France