Chevaliers errants – Dan Docherty
Dans la Chine ancienne, tout comme en Europe et au Japon, les gens voyagaient à pied ou à cheval et ils étaient obligés, pour se protéger, soit de recourir à une escorte armée, soit de porter eux-mêmes des armes qui, avant l’avènement des armes à feu, consistaient habituellement en une arme blanche. Dans les arts martiaux chinois, on trouve essentiellement deux types d’armes blanches. Le Dao est une lame au tranchant unique, qui pouvait aller du couperet du boucher à différents types de sabres et même de hallebardes, comme le Guan dao. Le Jian est une lame à double tranchant à longueur également variable.
La plupart des styles de taï-chi possèdent une forme de Dao, et certains pratiquent même des formes avec deux Daos ou avec le Guan dao. Tous les styles de taï-chi possèdent également une forme de Jian, certains allant jusqu’à inclure une pratique avec deux Jians, tandis que le style Hao cultive aussi une pratique avec une épée courte. Cependant, bien que la forme soit pratiquée avec assiduité par la plupart des écoles, la pratique des application est soit absente, soit très déficiente.
Le Dao était l’arme du soldat ordinaire, comme du bandit, car il était passe-partout et efficace à distance faible et moyenne, tandis que le Jian, arme d’une portée légèrement plus longue et autrement plus sophistiquée, était l’insigne traditionnel du lettré et de l’officier. C’est ainsi par exemple que le maître de calligraphie de mon ex-épouse à Hong Kong avait un Jian accroché au mur de son atelier, même s’il m’a avoué ne pas savoir le manier.
Tout comme en Europe et au Japon, ceux qui aspiraient à apprendre le maniement de l’épée pouvaient se tourner, soit vers l’armée, soit vers des écoles ou des personnes privées. L’instruction militaire a tendance à s’adresser à des groupes larges d’hommes, à des régiments. En janvier 2001, lors d’une visite au musée de Changsha (qui abrite les trouvailles archéologiques fascinantes des tombes de Ma Wang Dui datant de la dynastie des Han), j’ai assisté à une séance d’entraînement d’un peloton d’officiers des forces de l’ordre. L’instruction martiale qu’ils recevaient se composait de coups directs, de crochets et de coups de pied hauts. L’entraînement anti-émeute que j’ai reçu à l’Ecole de la Police à Hong Kong était tout aussi sommaire, quoique efficace. Brandissant un bâton long de deux pieds et demi (75 cm) et un bouclier en rotin, on s’entraînait, un peu à la manière des légions romaines, avançant avec un coup droit, un revers, pour rejeter puis repousser avec le bouclier. Cela marche contre la foule.
Ce type d’entraînement est purement utilitaire. Dépourvu de tout contenu artistique ou esthétique, il ne peut être qualifié d’art martial. Ce n’est qu’une forme primaire de combat. La société chinoise a longtemps distingué entre Wen et Wu, le lettré/civil par opposition au guerrier/militaire. De nombreux Chinois pratiquent également les arts martiaux suivant la même distinction. A une extrémité on pratique les formes, qu’elles soient externes ou internes, pour la santé, la force, la compétition, ou pour développer la volonté et l’esprit. A l’extrémité opposée, certains Chinois (essentiellement dans l’armée et la police) s’entraînent comme le font nos amis des forces de l’ordre, à savoir uniquement dans un but d’auto-défense.
Comme c’est le cas avec le karaté, de nombreux praticiens d’arts martaiux transforment des diamants en charbon, soit parce qu’ils ne connaissent pas les applications des techniques contenues dans les enchaînements, soit parce qu’ils connaissent des applications inefficaces car ils ignorent cette vérité fondamentale : ce sont les formes qui dérivent des techniques, et non les techniques qui dérivent des formes. Ceci est vrai à propos de toute technique martiale, qu’elle soit pratiquée avec ou sans arme. Il y a également d’autres considérations qui laissent de nombreux aspects importants des arts martiaux chinois dans l’ombre. L’impressionnante Zhai Hua, qui vit avec son père à Prague, me disait qu’à l’époque où ils étaient en Chine, ils avaient l’occasion de pratiquer leur art sans entrave car ils étaient souvent accostés par des policiers ou par d’autres qui cherchaient à savoir si ses poings étaient aussi rapides que leurs balles.
Comment acquiert-on alors la maîtrise des armes ? Récemment, à l’occasion des neufs journées de rencontres de poussées des mains organisées par Nils Klug à Hanovre, Giles Busk, un professeur de style Cheng Man-ching de l’école Zhong Ding, se disait impressionné par la précision de mes coups dans les démonstrations d’épée. Cette précision est en grande partie cultivée dans le nei-kung et dans une large mesure aussi dans les applications de lance. Il faut de la force physique dans un entraînement d’armes, et l’entraînement des armes confère à son tour de la force physique. C’est une des raisons pour lesquelles dans de nombreux arts martiaux chinois internes, nous pratiquons avec des armes lourdes, que nous n’utiliserions normalement pas en situation réelle.
Un aspect souvent délaissé de l’art de l’épée consiste à dégainer autant qu’à empêcher l’autre de dégainer. La plupart du temps on travaille les applications avec une épée déjà à la main, mais ce n’est pas très pratique dans la vie. Sur un petit trajet ou à la maison, un Chinois pouvait porter l’épée à la taille, mais pour un trajet plus long, les gens portaient l’épée accrochée dans le dos pour faciliter la marche. Voilà pourquoi, de même que dans le taï-chi, comme dans d’autres arts martiaux chinois, il y a des coups préventifs et des techniques de blocage pour empêcher l’adversaire de lancer même son attaque, il existe des techniques nous permettant de piéger le bras avec lequel l’adversaire cherche à tirer son épée, tout en dégainant notre propre arme pour lui infliger une blessure ou le frapper avec la garde dans le même mouvement.
La mythologie de l’épée, telle que les films chinois et occidentaux nous la présentent, est celle d’un code d’honneur, qui veut que les gens dégainent, se saluent et se battent. On voit la même chose dans les scènes de duel au pistolet dans les westerns, alors que la réalité se composait essentiellement de coups dans le dos et d’attaques contre des hommes non armés.
Bien avant la dynastie des Tang, les Chinois s’asseyaient sur des tabourets, des chaises et des banquettes pour boire et pour manger, tandis que les Japonais, même aujourd’hui, s’assoient ou s’agenouillent sur un tatami. Ceci est une des raisons qui expliquent les différences en termes d’insistance sur tel ou tel aspect des pratiques martiales avec ou sans arme. Il est clair que ce qui marche dans une vaste salle d’armes bien éclairée et tapissée de nattes de jonc doit être sérieusement réadapté pour convenir à un usage dans un restaurant ou dans une ruelle obscure.
Un même parcours est nécessaire dans l’entraînement des armes et dans celui à mains nues. La première étape consiste à faire des exercices et à pratiquer les enchaînements et les techniques individuelles pour développer un certain degré d’expérience et d’intuition quant à la nature véritable des armes individuelles dans l’attaque et dans la défense. Une certaine pratique permet d’atteindre un niveau de maîtrise, de sorte qu’on parvient progressivement à un résultat parfait. La dernière étape est atteinte quand il n’y a plus de technique et qu’on parvient à réagir de manière instantanée et réfléchie dans n’importe quelle situation.
La dernière étape correspond à ce que recherche le bouddhisme Chan (Zen), c’est-à-dire à perdre notre attachement vis-à-vis du monde matériel, à nous en détacher. Pour le taoïsme, c’est quand il n’y a plus « ni toi, ni moi » et que le Ciel (yang), la Terre (yin) et l’Humanité (yin et yang) s’harmonisent comme s’ils étaient un. En pratique, on ne fait plus qu’un avec l’épée. Le you xia (chevalier errant) chinois, comme le bushi japonais ont utilisé ces concepts pour développer la spontanéité dans l’action, une chose qui dépasse toute technique.
Traduction de l’anglais de Ladan Niayesh