Epiphanie

wdngfrnc_newlogo Epiphanie – Dan Docherty

Je n’aurais pas donné un coup dans les reins à ce jeune sur le quai du métro londonien si Ronan n’avait pas été là. J’avais un choix limité et peu de temps pour réagir. J’ai dû agir en fonction du moment et l’atteindre par une technique statique issue du Nei Gong que je n’avais jamais utilisée de cette manière auparavant. Une épiphanie.

L’épiphanie est un terme qui vient du grec et qui signifie une révélation, une apparition, une manifestation. Le sens moderne est une manifestation divine, et conséquemment une illumination soudaine qui ferait comprendre la nature profonde de quelque chose ou de quelqu’un, une sorte d’appréhension intuitive de la réalité. J’ai eu une vie remplie d’épiphanies.

Dans l’Illiade, ce sont les dieux qui rendent les héros aveugles à la raison, aveugles de haine, de rage, de désir et d’envie. Ils continuent encore, mais parfois même un dieu perd un moment le contrôle de sa cible. Alors on parvient à avoir son épiphanie. Le plus grand héros de cette épopée est Ulysse. Ce n’est ni un dieu, ni un être de descendance divine. C’est juste un homme ordinaire, mais un homme qui a toujours eu un projet. Il essaye toujours d’agir en fonction de la raison et de ne pas céder aux émotions. Après tant d’années d’aveuglement, j’essaye de faire comme lui.

Un jour, j’ai demandé à mon maître de montrer à mes élèves des applications d’épée contre une lance. « Impossible, » a-t-il répondu, alors je l’ai fait moi-même. Il a dit : « Eh! Mais ce n’est pas bête, ça! » Il n’y avait jamais pensé parce que son vieux maître lui avait enseigné des techniques d’épée contre épée ou de sabre contre lance. Bien sûr, s’il avait été attaqué pour de bon, il n’aurait eu aucune difficulté à le faire. Feu Robert Trias a écrit un livre intitulé « Ma main est mon épée ». Mon épée est également ma main.

Albert Efimov m’a rencontré pour la première fois en France et il m’a dit qu’il avait entendu beaucoup d’histoires sur moi. J’ai répondu qu’il y en avait même certaines qui étaient vraies. Il avait entendu dire que j’aimais les arts martiaux et a demandé à faire des poussées des mains avec moi. Albert est plutôt du genre agressif et à l’époque je n’avais pas encore compris sa nature profonde. Je suppose que je souffrais également encore des séquelles de cette chute de cheval que j’avais eue, alors je l’ai frappé sans vraiment le frapper. Une semaine plus tard, il m’envoyait un fax en se présentant comme le Russe que j’avais frappé au visage avec sa propre main et en me demandant de venir enseigner l’épée à Moscou. Je suppose que ce coup lui avait donné son épiphanie.

Ces Russes. Les meilleurs élèves que j’aie jamais eus. Albert m’a fait rencontrer Konstantin V. Asmolov, de l’Académie des Sciences de la Russie. Konstantin fait assez fort en thème, avec une tête de surdoué informatique comme on les imagine. Il est grand, mince, avec un dos voûté et des lunettes. Personne en Europe de l’ouest n’a entendu parler de Konstantin, et pourtant il a une connaissance immense des épées. J’ai passé deux heures en sa compagnie. On a échangé des vues et regardé de vieux textes chinois et coréens. Je suis rentré à la maison et la première fois que j’ai repris une épée, tout était comme neuf. J’ai enfin compris, et je me suis retrouvé comme Cortes arrivé sur ce sommet à Darien, quand lui et ses hommes ont eu le souffle coupé en contemplant pour la première fois cet océan solitaire. Une épiphanie.

Le jeune Kie est venu me trouver pour me dire qu’il pratiquait l’épée et qu’il voulait commencer à apprendre l’épée du taï-chi. J’ai répondu que je lui ferais payer le double tant qu’il n’aurait pas terminé l’enchaînement d’une manière qui me paraisse satisfaisante. Ses questions m’ont fait revenir en arrière au point que j’ai dû relire « Le Chevalier errant chinois » de Liu et la vie de Musashi. Grâce à mes amis russes, je commence à comprendre et à être capable de lui enseigner les choses à un niveau convenable.

J’ai eu de nombreuses conversations avec Kai et Ilpo sur le Dim Mak et les points de pression, et puis un jour, soudain, j’ai compris en faisant des poussées des mains comment cela devait être : contrôle, qin na pour fermer et bloquer, et puis Dim Mak. J’ai emmené les gars manger des brochettes d’ours à Turku pour les remercier de leur aide.

Philippe m’a tant appris sur le vin, et la prochaine fois que je boirai un Château Yquem, je saurai le goûter correctement. J’étais en train de lui montrer le mouvement dit « la jeune fille lance la navette », et je m’apprêtais à me retourner pour faire le mouvement suivant quand soudain j’ai compris pour la première fois à quel point tout a une signification. Une sacrée épiphanie.

Il apparaît de manière assez évidente que quand on tend les bras ou les jambes, c’est pour frapper l’adversaire, mais les choses sont moins évidentes quand on les rétracte et qu’on enroule. La plupart des pratiquants passent leur vie entière à faire les enchaînements sans jamais réfléchir à tout cela. Pratiquer de cette manière peut être très bien pour apaiser l’esprit, mais il leur sera bien difficile d’avancer dans leur connaissance de ce qu’ils sont en train de faire.

Il me semble que les enchaînements sont des arsenaux de mouvements et que ces mouvements peuvent avoir des applications individuellement, tout comme ils peuvent se combiner en d’infinies variantes de possibilités martiales. Là réside la vraie valeur des enchaînements. Ces vieux Chinois savaient deux ou trois choses!

Je suppose qu’en tant que professeur, vous avez entre autres responsabilités celle de permettre à vos élèves d’avoir des épiphanies. Je rentrais du premier championnat européen de taï-chi à Utrecht. Il y avait là mes élèves et les élèves de mes élèves. Ils n’ont gagné guère plus de vingt médailles d’or et cinquante médailles en tout. Je suppose que cela a dû représenter une épiphanie pour les autres professeurs et les autres styles.

Traduction de l’anglais de Ladan Niayesh

Wudang Tai Chi Chuan France