Qui pousse – Dan Docherty
« Poussée des mains » est une traduction littérale de Tui shou en chinois. C’est une appellation trompeuse et qui ne permet pas d’appréhender l’infinie variété des exercices d’entraînement que nous utilisons en tai-chi chuan. Poussée des mains est une désignation stupide car la plupart des exercices impliquent bien plus que la poussée et les techniques employées ne se limitent pas toujours aux mouvements des mains. Mais tant que personne ne trouve une meilleure appellation, il nous faut nous en tenir à celle-ci. Vraiment?
Quand je rencontrai pour la première fois Doc Fai-wong aux championnats internationaux de poussée des mains de la coupe Chung Hwa à Taiwan en 1990, il me dit que le format de la compétition de poussée des mains que j’avais introduit en Grande-Bretagne ne correspondait pas à la poussée des mains, puisqu’il incluait des techniques de déracinement et de saisie. Je fus confronté en Amérique à d’autres idées tout aussi étranges sur la finalité de la poussée des mains et des compétitions de poussée des mains; idées que j’ai évoquées dans un précédent article.
Alors quelle est donc la finalité de la poussée des mains? Quel est le but des compétitions de poussée des mains, à part remplir les poches de promoteurs peu scrupuleux dans mon genre?
Revenons sur le nom. Des autorités telles que Ma You-ching et Wu Tu-nan disent que le tui-shou était à l’origine appelé Ka shou ou Da shou. Ka signifie gratter ou râper, ce qui donnerait les mains qui grattent ou les mains qui râpent. Da signifie frapper ou heurter, et Da shou serait les mains qui frappent, mais les mains qui frappent désigne également par métonymie un combattant en chinois. De fait, l’un des classiques du tai-chi chuan, le Da shou ge, est souvent traduit par « le chant des mains qui poussent ». Il serait plus correct de dire « le chant des mains qui frappent » ou « le chant du combattant ». Alors pourquoi ce changement de Da/Ka à Tui shou?
Je suis convaincu que les exercices que nous appelons poussée des mains furent développés à la suite des applications martiales pour renfoncer des aptitudes utiles au combat. Plus tard, comme c’est le cas actuellement, certaines personnes apprirent seulement les exercices des poussées des mains, sans rien savoir de l’usage qu’ils pouvaient faire des aptitudes ainsi développées. Les exercices devinrent une fin en soi, une sorte de ballet à deux, sans but et sans scénario.
Nombreux étaient ceux qui pratiquaient les poussées des mains, tandis que peu faisaient du San shou, littéralement « les mains qui se dispersent ». C’est le terme utilisé pour désigner les techniques d’auto-défense. Alors progressivement de nombreux pratiquants en vinrent à voir dans le tui shou une entité séparée qui, une fois conjuguée avec la connaissance de la forme, leur donnerait la maîtrise de l’auto-défense. Pas exactement.
C’est vers 1977 que j’entendis pour la première fois parler de compétitions de poussée des mains. La poussée des mains libre, où l’on essaye de tirer ou de pousser l’adversaire de manière à lui faire perdre l’équilibre, est depuis longtemps considéré par les autorités du tai-chi comme un véritable test d’adresse dans la mesure où elle implique des techniques de saisie, la capacité de rediriger la force de l’adversaire et la capacité d’user du fa jing, d’utiliser la force en contact rapproché.
Le problème majeur avec la poussée des mains libre concerne les règles. Tout d’abord, allons-nous faire la poussée des mains à pas fixe ou à pas mobile? Dans la variante à pas fixe le premier à quitter la posture a perdu. La poussée des mains à pas mobile est généralement pratiquée dans une surface telle qu’un cercle. Le premier à tomber à l’intérieur du cercle ou à se retrouver poussé hors du cercle a perdu. Et puis, on a la variante à mobilité limitée où, dans certaines conditions, les joueurs peuvent faire un pas traînant en avant ou en arrière.
Quelles techniques allons-nous autoriser? Nombre de mes confrères en tai-chi répondront : « Peng, lu, ji, an, cai, lie, zhou, kao, combinés avec le pas avant, le pas arrière, le pas à gauche, le pas à droite et l’équilibre central. » Mais pas moi, non monsieur.
Allons-nous vraiment croire que Chang San-feng s’est réveillé un matin avec la brillante idée de créer un art martial à partir des huit techniques fondées sur le Ba gua (les huit trigrammes) et les cinq types de travail du pied qui découlent des cinq éléments? Ma conviction personnelle, c’est que le tai-chi est la théorie du yin yang adaptée à l’art martial et que ces huit méthodes d’utilisation de la force furent un développement ultérieur. Je pense qu’elles furent distillées à partir de l’analyse de techniques d’auto-défense déjà existantes.
Quand on considère les techniques d’auto-défense, on s’aperçoit que beaucoup d’entre elles n’entrent pas de façon convaincante dans l’une des huit catégories mentionnées plus haut. De même, la distinction entre ces huit catégories n’est pas toujours très nette. L’intérêt de ces huit techniques réside en ce qu’elles nous permettent de comprendre et de cultiver les manières d’utiliser la force, et cela se fait largement au moyen des exercices de poussée des mains.
Je reviens à la question de ce qui peut être autorisé. Les coups de pied aux testicules ne le sont pas, même si cela n’empêcha pas un gros kickboxer d’utiliser ladite technique à un tournoi de poussée des mains à Aylesbury il y a quelques années. Cela lui valut la distinction d’être le premier joueur disqualifié d’un tournoi de poussée des mains dans ce pays.
Tirer sera-t-il permis? Si ce n’est pas le cas, pourquoi? Dans la mesure où un grand nombre de techniques d’auto-défense du tai-chi impliquent de tirer, il semble étrange de l’interdire ici. Plus il y a de restrictions, plus difficile apparaîtra la tâche des arbitres, plus frustrante sera la compétition pour les joueurs qui vont sans cesse être séparés par l’arbitre, plus cela sera ennuyeux pour les spectateurs, et moins cela constituera un test véritable pour les capacités martiales.
D’aucuns se plaignent que les compétitions de poussée des mains ne permettent pas de mesurer les capacités martiales. Cela est vrai de certains types de compétitions, mais le but dans une compétition de poussée des mains libre devrait être de déséquilibrer l’adversaire. Cela constitue une aptitude cruciale dans un combat rapproché, qui crée des occasions pour les projections, les clefs et les coups. C’est une aptitude que de nombreux pratiquants des arts de frappe comme le karaté ou le taekwondo ne possèdent pas. Ceci est une des raisons principales pour lesquelles les pratiquants de tels arts se tournent vers le tai-chi pour développer ce genre d’aptitudes.
Ces aptitudes, je les ai trouvées très utiles du temps où j’étais officier de police à Hong Kong, et je les enseigne à présent à des apprentis-agents de sécurité. Une fois que vous avez compris les concepts clefs d' »écouter », de rediriger et de décharger la force, il devient plus facile de maîtriser une personne que vous venez d’arrêter sans avoir nécessairement à le tabasser, bien que cela demeure une possibilité.
Certains pratiquants du tai-chi sont très compétents à la poussée des mains, mais ne sont pas pour autant des artistes martiaux. Ces deux dernières années des membres de la fédération britannique du tai-chi ont participé aux « rencontres Jasnières », comme instructeurs (dans mon cas et dans celui de Nigel Sutton), ou comme élèves. L’après-midi, on consacre trois heures à la poussée des mains libre. On peut pousser avec n’importe qui jusqu’à dix minutes avant de changer de partenaire ou de faire une pause.
Le dernier jour du camp, en 1991, l’un des instructeurs en chef français demanda à pousser des mains avec moi. Au bout d’un moment, je lui demandai pourquoi il retirait constamment l’une de ses mains. Il me répondit qu’il le faisait pour pouvoir l’utiliser soudainement pour tirer ou pousser. Je rétorquai que la poussée des mains servait à cultiver la capacité à écouter, que s’il n’avait pas de contact il ne pouvait pas écouter, et qu’en outre il ne pouvait pas contrôler ma main libre que je pouvais alors utiliser à ma guise pour le frapper.
Sa réponse fut qu’il était joueur de foot, pas artiste martial, et que son professeur à Taiwan lui avait dit que l’entraînement à la poussée des mains lui suffirait pour se défendre. L’honnêteté m’oblige à reconnaître qu’il était assez bon à la poussée des mains, quoique pas aussi bon qu’il le croyait.
Il y a une certaine dose d’étiquette à respecter dans la poussée des mains. Ainsi par exemple si l’on décide que les techniques de lutte ou de frappe sont autorisées, il faut en convenir avant. Malheureusemnt, certaines personnes se laissent quelquefois emporter par leur élan.
Ma seconde année à Jasnières, un monsieur anglais bien baraqué de l’école de Cheng Man-ching demanda à pousser des mains avec moi. Nous établîmes le contact, et il me saisit immédiatement les jambes pour essayer de me faire tomber. Ne souhaitant pas salir mes vêtements chics, je le frappai au visage avec l’avant bras, lui brisant ses lunettes. Après avoir attiré mon attention sur ce fait, il continua à me pousser avec grand enthousiasme, mais peu de succès, jusqu’à ce que j’y mette un terme en lui tapotant l’épaule, avant de le remercier et de m’en aller.
Le même monsieur tenta la même méthode le lendemain contre l’un des instructeurs américains et ils se retrouvèrent à rouler dans l’herbe jusqu’à ce que l’Américain parvienne enfin à maîtriser mon ami.
A l’un de mes premiers cours de tai-chi, une jeune personne qui était venue avec l’un de mes étudiants faisait de la poussée des mains libre, mais avait des problèmes avec cela. Une fois que je lui eus expliqué ce que c’était et pourquoi on le pratiquait, elle dit « Et s’il fait ça? » tout en me lançant un coup de pied vers le bas ventre. Heureusement, je réussis à lui attraper le pied et à la faire tomber relativement doucement. Je devais apprendre plus tard qu’elle éprouvait vraiment le besoin d’être frappée et qu’elle suivait une psychothérapie.
La leçon à tirer de cela, c’est qu’il ne faut pas vous attendre à ce que le gentil monsieur ou la gentille dame qui pousse des mains avec vous le fasse à votre manière. Il faut s’attendre à l’inattendu. C’est précisément à cela que servent la poussée des mains et l’écoute. Si les gens prennent des libertés ou tentent d’en prendre, il faut leur faire mal en retour, juste assez pour qu’il comprennent.
Je ne souhaite pas que des étudiants à moi soient surpris ou qu’on puisse leur faire mal. C’est pourquoi j’enseigne la poussée des mains comme un système intégré et la relie dès le départ aux applications d’auto-défense et de saisie. Pour finir, la poussée des mains au tai-chi n’a pratiquement rien à voir avec le « chi », si ce n’est qu’on a tous besoin de respirer.
Traduction de l’anglais de Ladan Niayesh