Le lien karmique

wdngfrnc_newlogo Le lien karmique – Dan Docherty

Récemment, Xin Ran et moi avions une conversation à propos du « Yuan Fen ». Ce terme désigne le sort qui provoque les rencontres entre les gens et les prédestine à avoir une relation. En soi, « yuan » désigne une cause, un lien, une relation, tandis que « fen » signifie un partage, un devoir, ou encore séparer, distinguer. Je suppose qu’à un moment donné, on entretient soit les deux, soit aucun des deux avec une ou plusieurs personnes, une ou plusieurs choses. Je pense qu’il s’agit là d’un composant essentiel du rapport entre professeurs et élèves dans les arts martiaux chinois, tout comme du rapport entre hommes et femmes ou d’autres variantes dans la vie. Le karma se rapproche de ce phénomène, dans la mesure où ce terme désigne des causes qui produisent des effets à une autre étape de l’existence, que ce soit dans le temps ou dans l’espace.

Je lisais il y a peu « La Vie de Marpa le traducteur » (Shambala, 1999, ISBN 156-957-112-0), traduit d’un original tibétain du début du XVIème siècle écrit par Tsang Nyon Heruka, surnommé « le yogi fou ». Marpa, paysan, lettré et maître tibétain, se rendit trois fois en Inde pour y recevoir l’enseignement bouddhique. Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage, c’est que les personnalités de Tsang comme de Marpa apparaissent fort éloignées du stéréotype du sage bouddhiste.

Ainsi peut-on lire que l’un des disciples de Marpa lui dit un jour: « Vous dites que si l’on ne profite pas de la bonne chère, du vin et des femmes, on se fait injure. Or, nous ne voyons pas la différence entre notre conduite et la vôtre. » Ce à quoi Marpa répondit: « Bien que je prenne plaisir à satisfaire mes sens, je puis affirmer que je ne me laisse pas enchaîner par eux. » Et plus loin: « Je médite en satisfaisant mes sens. »

En apparence, Marpa n’avait rien d’un homme porté vers la spiritualité. Il ne portait pas les habits d’un moine ou d’un yogi et il ne semblait guère consacrer du temps à la méditation ou aux retraites. Il chantait: « Bien que tout un chacun atteigne l’illumination par la méditation, / Si l’on arrive à l’illumination sans avoir pris la peine de méditer, où est la différence? »
Son maître mentionnait dans ses écrits sept formes de yoga, qui consistaient à manger, porter des vêtements, dormir, marcher, parler, se baigner et faire des offrandes. La plupart de ces activités, nous les pratiquons, mais combien d’entre nous peuvent se targeur de les faire tout en réfléchissant à ce qu’ils font?

Dans ces disciplines, comme dans les arts martiaux chinois, l’élève qui souhaite suivre un enseignement pouvant le mener à l’illumination doit d’abord contracter un lien personnel avec un authentique représentant d’une lignée, dont il sait qu’il a reçu un enseignement correct de son propre professeur, de sorte qu’il possède la capacité et le savoir nécessaires pour enseigner à son tour. Dans ces disciplines, comme dans les arts martiaux chinois, les enseignements que l’on appelle internes sont rarement écrits, mais se transmettent individuellement et oralement. Un professeur authentique est celui qui ne se contente pas de connaître ces enseignements oraux, mais qui sait les mettre en pratique.

Qu’est-ce donc qui garantit l’authenticité d’un professeur? « Pas de gourou, pas d’enseignement, pas de chemin, » dit-on. Un autre des gourous de Marpa (le terme « gourou » signifie littéralement « le vénérable » et désigne un maître qui a atteint l’illumination) lui dit ceci à propos des gourous: « Si tu vois en lui une épée, / Tu trancheras tes attaches. / Si tu vois en lui une roue, / Tu échapperas aux extrêmes. »

Il y a une cérémonie rituelle que l’on nomme « aspersion » et qui permet au gourou de faire entrer son disciple dans le monde sacré. Le disciple se lie irrévocablement à ce monde en faisant le voeu de se consacrer à son gourou et à sa divinité personnelle. Cette cérémonie ressemble fort au baï-shi, la cérémonie d’initiation des arts martiaux chinois, au cours de laquelle le futur disciple s’incline devant l’image du fondateur et devant son maître, indiquant par là même qu’il accepte certaines conditions et qu’il s’engage vis-à-vis de son style et de son maître.

Les obstacles ne manquent pas tout au long de la route, mais c’est en les surmontant qu’on triomphe. Le livre comporte une anecdote à ce sujet. Marpa étant l’héritier de sa lignée, Naropa, l’un de ses professeurs, le testa un jour en lui demandant s’il choisirait plutôt de se prosterner devant son gourou ou devant son dieu personnel. Marpa choisit son dieu, oubliant l’importance de son lien personnel avec son gourou. Le choc provoqué par cet épisode rendit Marpa malade, et cela lui permit d’évacuer ce qui avait un moment obscurci son karma.

L’idée d’une divinité personnelle en rapport avec la personnalité d’un disciple est intéressante. Marpa le dit : « Il est de mon devoir de donner à chacun de mes disciples-fils la transmission et l’activité qui lui correspondent. » Les choses ne sont pas simples pour qui veut devenir un disciple, car comme le fait remarquer l’un des gourous de Marpa à propos de l’un des amis de ce dernier : « Lui et moi n’avons aucun lien karmique. » En d’autres termes, cet ami ne pourra pas devenir son disciple.

Il en est de même dans les arts martiaux chinois. Ainsi rapporte-t-on en parlant du Ba Gua Zhang que la complexité de cet art poussa Dong Hai Huan à l’enseigner différemment à ses disciples suivant leurs personnalités et leurs morphologies. De même, en Tai-chi quan, Ling Shan, Wan Chun et Quan Yu, discples de Yang Lu-Chan, étaient célèbres respectivement pour la puissance de la frappe, la force physique et le travail des jambes et les tactiques d’esquive.

Au cours de son dernier voyage en Inde, Marpa découvrit que son maître était devenu itinérant afin « d’entrer en action » et de partir à la rencontre directe du monde. Il fallut plus de huit mois d’épreuves et de tribulations à Marpa pour retrouver son gourou. De la même manière, Chang San-Feng, dit « le taoïste pouilleux », fondateur du tai-chi quan, n’était pas homme à rester au même endroit. Au cours d’une ascension récente du Hengshan ou le mont sacré du sud situé dans la province de Hunan, j’ai acheté dans un temple un livre qui indiquait que Chang avait quitté le mont Wudang pour Hengshan car il était trop souvent dérangé par les pélerins et les visiteurs.

De nos jours, rares sont les pratiquants d’arts martiaux dont on peut dire qu’ils possèdent un lien karmique avec leurs élèves ou leurs professeurs. La plupart des professeurs sont plus ou moins devenus des supermarchés où leurs élèves viennent faire leurs emplettes.

Bien peu sont assez devoués pour consentir les sacrifices nécessaires en vue de recevoir ou de donner un art complet.

Mon maître me racontait que son oncle avait été féru de taoïsme, et ce au point d’avoir demandé au moine taoïste itinérant qui lui avait enseigné le Qi-gong Baduanjin de la Famille Immortelle s’il pouvait lui aussi devenir taoïste. Le moine avait répondu qu’il n’y avait rien de plus simple et qu’il suffisait à l’oncle de le suivre. Mais l’oncle avait mille questions: « Vous suivre où? Pendant combien de temps? Que deviendront ma famille et mes affaires? » Le lien karmique n’était pas allé au-delà de la transmission du Qi-gong.

Traduction de l’anglais de Ladan Niayesh

Wudang Tai Chi Chuan France